« L’enjeu de la qualification de salarié des travailleurs des plateformes est un enjeu fort, pour eux comme pour la Sécurité sociale. »

Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paul Valéry de Montpellier, Matthieu Vicente s’est distingué par ses travaux de recherche en droit social. Sa thèse, consacrée aux droits collectifs des travailleurs des plateformes numériques, a été soutenue à l’École doctorale des Sciences juridiques de l'Université de Strasbourg sous la direction des professeurs Fabienne Muller et Nicolas Moizard et a reçu le Prix de thèse en droit social de l’UIMM 2023. Elle met en lumière la titularité des droits collectifs des travailleurs des plateformes.

Qu'est-ce qui vous a conduit à choisir le thème des droits collectifs des travailleurs de plateformes comme sujet de votre thèse ?

J’ai commencé mes recherches doctorales sur le thème des travailleurs des plateformes en 2016. À l’époque les débats doctrinaux se concentraient sur le statut de ces travailleurs. En effet, la qualification de salarié des travailleurs des plateformes détermine l’application du droit du travail et de la sécurité sociale : c’est donc peu dire que l’enjeu est fort, aussi bien pour les travailleurs (exposés à des risques importants dans leurs activités de livraison ou de conduite de VTC) que pour les caisses de la sécurité sociale.

Néanmoins aux marges de l’enjeu de la qualification, une question a retenu mon attention : celle de la titularité des droits collectifs. Quand bien même la qualité de salariés leur est refusée par les plateformes, les travailleurs des plateformes peuvent-ils se syndiquer ? Peuvent-ils faire grève ou négocier des accords collectifs ? D’abord cantonnée à une interrogation théorique, cette question a été réactivée sur la scène politico-juridique à partir de 2019 et a fait l’objet d’importants développements.

« Une question a retenu mon attention : quand bien même la qualité de salariés leur est refusée, les travailleurs des plateformes peuvent-ils se syndiquer ? »

D’un côté, plusieurs organisations internationales réaffirmaient la titularité des droits collectifs fondamentaux des travailleurs des plateformes comme outil de lutte et d’émancipation face au pouvoir écrasant des plateformes. Mais d’un autre, le gouvernement français créait par voie d’ordonnances un régime de négociation collective pour les travailleurs des plateformes, conçu comme une maigre contrepartie à leur maintien hors du salariat. De l’ensemble de ces observations est né mon sujet de thèse.

Mon travail interroge la titularité des droits collectifs des travailleurs des plateformes (sont-ils titulaires de la liberté syndicale ? du droit de grève et du droit de négociation collective ?) et évalue les modalités d’exercice de ces droits. J’apporte à ces questions une réponse positive, mais prudente. Je conclus ainsi ma thèse sur le constat que, hors du salariat, la titularité des droits collectifs est certes garantie, mais l’exercice de ces droits y est considérablement appauvri et dégradé. C’est donc au sein du salariat, espace à l’intérieur duquel l’exercice des droits collectifs est pleinement garanti, que les travailleurs des plateformes doivent in fine être ramenés.

Selon vous, en quoi vos travaux enrichissent-ils la recherche en droit social ainsi que le quotidien (entre autres) des entreprises ?

La thèse fait ressurgir une caractéristique parfois oubliée de la liberté syndicale et du droit de négociation collective : ils constituent des outils d’organisation du marché. Les conventions collectives de branche harmonisent les conditions de travail au niveau d’un secteur d’activité et empêchent les entreprises d’entrer en concurrence sur les conditions de travail. L’exercice des libertés collectives assure donc simultanément une fonction de protection des travailleurs et de régulation de la concurrence, l’une n’allant pas sans l’autre. Or, lorsque les plateformes se placent à la marge du salariat et des conventions de branche, elles créent une spirale concurrentielle à la baisse et provoquent un abaissement brutal des conditions de travail au sein des secteurs d’activité dans lesquelles elles opèrent. Si les travailleurs sont aux premières lignes, l’enjeu du contournement du salariat concerne à terme tous les acteurs économiques.

«L’enjeu du contournement du salariat concerne à terme tous les acteurs économiques. »

Ma thèse ne se résume pas cependant à cette considération économique. Plus largement, mon travail vise à réaffirmer la centralité des libertés syndicales fondamentales dans un régime démocratique et la nécessité absolue d’en assurer l’effectivité. Un syndicalisme combatif, intégrateur, indépendant du patronat et de l’État est une composante vitale d’un État de droit. Dans cette perspective, les syndicats doivent être en mesure de représenter tous les travailleurs, y compris les plus fragiles.

Il arrive précisément que l’extrême précarité des travailleurs se pose paradoxalement comme un frein à leur représentation. Ce fut un temps le cas des travailleurs des plateformes. Mis à l’écart du salariat, ils ont pu rencontrer des difficultés pour exercer les droits collectifs fondamentaux dont ils sont pourtant titulaires. Ce paradoxe doit être brisé. Conscients de cet enjeu, des organes tels que le Comité européen des droits sociaux ou la Commission des experts de l’OIT plaident pour que les droits collectifs soient garantis à tous les travailleurs, indépendamment de leur statut, dès lors que l’exercice de ces droits est nécessaire pour l’amélioration de leurs conditions de travail. En pratique, l’exercice de ces droits constitue un tremplin vers la conquête de nouveaux droits sociaux : la reconnaissance du caractère étendu des droits collectifs est donc porteuse d’une formidable extension du salariat dans son ensemble.

Quels sont vos projets professionnels après cette thèse ?

J’ai été recruté en tant que maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paul Valéry Montpellier 3 en septembre 2023. J’ai la grande responsabilité et la joie d’y enseigner le droit du travail auprès d’étudiants de différentes années et de différents parcours. J’évolue donc un cadre auquel je suis attaché, le service public de l’enseignement et de la recherche.

Mes activités de recherche actuelles sont consacrées à l’édition de ma thèse en vue de sa publication imminente ainsi qu’à un projet collectif coordonné par Sarah Abdelnour (sociologue à l’Université Paris Dauphine) sur les procès relatifs au statut des travailleurs des plateformes entre 2014 et 2025. Ces projets de recherche au long cours m’ont permis de me spécialiser sur les formes d’emplois précaires et les infra-statuts qui gravitent autour du salariat. J’envisage d’approfondir cette spécialisation, sans m’y enfermer.

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